Désaffection et absolutisation
Comment répondre à la détresse ambiante ?
Victor Chaix
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Autres articles de l’auteur·ice →Nous estimons important de revenir sur un de ces « faits divers » de tueries en milieu scolaire de cette année en particulier, pour essayer de comprendre, au-delà du seul commentaire, ce que cela dit de l'état de notre société, de la santé de nos « corps sociaux ». Que répondre aux actes de violences, au-delà d'une seule répression sécuritaire ?
Un « fait divers » rapidement commenté et sur lequel on ne revient plus, noyé dans le flux infernal de l'actualité en continu et dans d'autres violences à l'arme blanche à l'école, comme ailleurs. Le jeudi 24 avril dernier, au collège-lycée Notre-Dame-de-Toutes-Aides à Nantes, Justin P., 15 ans, s'est acharné de 57 coups de couteau contre Lorène, « la seule personne du lycée avec laquelle il avait un dialogue de qualité », selon le procureur, ainsi que trois autres élèves dans une autre classe. Une quinzaine de minutes avant son passage à l'acte, Justin P. envoie un manifeste, « L'action immunitaire » - écrit avec l'aide d'une IA - depuis les toilettes de son lycée à l'ensemble des élèves et du personnel enseignant.
Y a-t-il quelque chose à entendre, à comprendre de cet évènement, au-delà de l'horreur des faits perpétrés ? Cette brutalité, comme tant d'autres, nous semble avoir été remarquablement maltraitée par les médias et les politiciens de tous bords - avec en chef de file le Premier ministre du moment, François Bayrou, pour qui cette histoire illustre « une nouvelle fois la violence endémique qui existe dans une partie de notre jeunesse1 ». C'est pour briser le terrible silence qui accompagne généralement ce type de violence, et afin de ne pas laisser s'exprimer sans contradiction des irresponsables politiques, que nous tentons ici de faire un pas de côté réflexif2. Un pas de côté sur ce que cela révèle de la violence qui se déploie depuis et dans notre société - violence qui touche en premier lieu les adolescent·e·s et jeunes adultes qui sont amené·e·s, tant bien que mal, à devoir l'intégrer.
Le jour-même de la mort de Lorène, François Bayrou mandate une mission à la députée Horizon Naïma Moutchou, « Mineurs-Armes blanches », dont le rapport préconise notamment d'inscrire dans la loi le déploiement obligatoire de la vidéoprotection à l'entrée des établissements » 3, ce qui résume bien le ridicule et l'impuissance d'une politique réactionnaire et répressive pour lutter contre ces tueries. Une « protection » vidéo, comme on l'appelle (pour éviter de parler de « surveillance vidéo »), est-elle à même de prévenir une violence ? À contrario de cette approche répressive4 et sécuritaire, nous estimons qu'il est plus qu'urgent d'éclairer les manufactures de la violence et de la pleine expression des pulsions de mort.
La violence exprimée par le jeune Justin P. est à la hauteur d'une violence ressentie. Elle est révélatrice d'une souffrance plus profonde. Comme toute souffrance psychique, la souffrance de Justin P. interroge son substrat social. La désaffection5 dont il est atteint, qui ne le rend guère capable d'aimer quoi ni qui que ce soit, à commencer par lui-même. Elle fait écho à la désaffection dont témoignent notre silence et nos caméras de surveillance, révélatrices d'une société qui, elle non plus, ne semble plus capable de s'aimer et d'aimer. Nous devons plus que jamais articuler un discours non essentialisant sur les manifestations de la violence contemporaine, qui ne se réduirait pas à une catégorisation ou un simple étiquetage social (« nazi », « terroriste », « détraqué », « incel », ... toujours envisagé confortablement comme autre que soi), et ce, si nous entendons faire mieux que la résignation des conservateurs et leurs réactions réifiantes et déshumanisantes.
Est-il encore possible, aujourd'hui, de construire un discours capable d'éclairer les dynamiques et les mécanismes sociétaux qui mènent aux massacres ? Nous essaierons de proposer une manière de répondre en passant par la question du désir et des « motifs » de vivre - motifs que Justin P. ne parvient pas à formuler : « Comment en es-tu arrivé à ce geste ?, lui demande l’officier de police judiciaire.
- Je ne peux pas dire mes motivations parce que j’ai trop de raisons dans la tête en ce moment.
- Ça veut dire qu’il n’y en a pas une qui se détache et qui t’a poussé à agir ?
- Non, répond le lycéen ».
Pour Le Monde,6 « son passage à l’acte semble avoir bien plus à voir avec son état psychique et sa faible estime de lui [...] et ses tendances suicidaires qu’avec une quelconque idéologie ». Sans vouloir politiser son passage à l'acte davantage qu'il ne l'est véritablement, nous entendons dépasser la scission conventionnelle entre « état psychique » et « idéologie politique », pour éclairer comment la politique est toujours affaire de désirs et d'affects, qu'ils soient orientés vers le désir de faire société ou celui de s'acharner contre des personnes innocentes.7 Surtout, cette dissociation des inclinations psychiques et des inclinations sociales permet de ne rien exiger de la communauté plus large à laquelle appartiennent les individus violents, c'est-à-dire le milieu dans lequel ces derniers passent à l'acte. Il nous semble toujours possible et même impératif de prendre soin de nos esprits brutalisés par la non-société dans laquelle nous essayons tous, malgré tout, de grandir, et bien que ce soit plutôt une régression qui y soit cultivée de toute part. Nous proposons ainsi plutôt d'observer comment des dynamiques que nous qualifierons de « psycho-politiques » - dans le double sens où nos affects sont sociaux et où la société est elle-même composée par des affects - peuvent mener à de tels actes.
« La philosophie, c'est critiquer. Mais alors pour critiquer, il faut d'abord aimer. On ne peut pas critiquer ce qu'on n'aime pas » disait Bernard Stiegler dans son premier cours de philosophie « hors-les-murs » Pharmakon, aux lycéens d'Épineuil-le-Fleuriel. Pour lutter contre la désaffection, l'indifférence et l'incurie contemporaine, nous entendons donc commencer par aimer nos semblables, en élaborant une critique de ce qui mène à ces tueries. Partielle et en appelant d'autres, notre pensée se veut, dans la tradition stieglerienne, aussi une « pansée », ce que semblent nous implorer les blessures du corps social auquel appartiennent ces individus, et sans quoi elles ne tarderont pas à s'infecter davantage et fabriquer bien d'autres passages à l'acte monstrueux. En effet, rejeter la responsabilité des actes sur l'individu en les « psychologisant » et en les essentialisant ne nous permet pas de répondre collectivement par un prendre soin de ce qui peut être soigné : c'est plutôt le choix de l'irresponsabilité collective face à la violence exprimée.
Le bourreau et la victime
À la lecture du texte envoyé par Justin P., les journalistes du Monde commentent : « On ne peut s’empêcher de déceler dans sa description d’une planète malade, qui se vengerait par une sorte de 'réaction immunitaire', une métaphore de la condition mentale de Justin P. Voit-il son passage à l’acte comme une 'réaction immunitaire' à son mal-être ? ». C'est bien possible, oui. En revendiquant aussi une « révolte biologique », Justin P. use d'un champ lexical et d'une naturalisation de la politique et des rapports de force qui rejoignent un imaginaire fasciste ou libertarien. Cela permet aussi de naturaliser sa propre violence, comme découlant de manière nécessaire de la violence systémique qu'il dénonce dans son manifeste sur le plan de la biosphère (« écocide »), de la société (« aliénation sociale ») et de l'esprit (« conditionnement ») - trois plans qui ne sont pas sans rappeler Les trois écologies de Félix Guattari.
Cela étant posé, essayons d'élargir quelque peu la pespective au-delà de ce cas particulier. Dans ses livres, Bernard Stiegler inscrivait régulièrement des faits de société pour en dégager ce qui relevait d'une perte du sentiment d'exister (Richard Durn, dans Aimer s'aimer nous aimer et Pharmacologie du Rassemblement National), d'une incapacité à se projeter dans un à venir (Florian, dans Dans la disruption : comment ne pas devenir fou?), ou encore de l'impossibilité d'aimer et de s'aimer au travers du régime de la consommation (les parents Cartier dans Mécréance et discrédit 2. La société incontrôlable d'individus désaffectés). Citons ici des passages de ses analyses, pour mettre en relief le cas de Justin P. avec d'autres cas dits « isolés » de violence et de désespoir contemporains :
1. À propos de Richard Durn, qui a assassiné huit membres du conseil municipal de la ville de Nanterre le 26 mars 2002, avant de se suicider deux jours plus tard
La violence et l'insécurité dans lesquelles nous vivons - aussi exploitées qu'elles puissent être fantasmatiquement, voire manipulées de manière délibérée - relèvent avant tout d'une question de narcissisme, et sont le fait d'un processus de perte d'individuation. Il s'agit de narcissisme au sens où un homme comme Richard Durn, assassin d'un nous - assassiner un conseil municipal, représentation officielle d'un nous, c'est assassiner un nous - souffrait terriblement de ne pas exister, de ne pas avoir, disait-il, le « sentiment d'exister » : lorsqu'il tentait de se voir dans une glace, il ne rencontrait qu'un immense néant. C'est ce qu'a révélé la publication de son journal intime par le quotidien Le Monde. Durn y affirme qu'il a besoin de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d'exister ». Richard Durn souffre d'une privation structurelle de ses capacités narcissiques primordiales. J'appelle « narcissisme primordial » cette structure de la psyché qui est indispensable à son fonctionnement, cette part d'amour de soi qui peut devenir parfois pathologique, mais sans laquelle aucune capacité d'amour quelle qu'elle soit ne serait possible. [...] il y a un narcissisme primordial aussi bien du « je » que du « nous » : pour que le narcissisme de mon « je » puisse fonctionner, il faut qu'il puisse se projeter dans le narcissisme d'un nous. Richard Durn, n'arrivant pas à élaborer son narcissisme, voyait dans le conseil municipal la réalité d'une altérité qui le faisait souffrir, qui ne lui renvoyait aucune image, et il l'a massacrée.
2. À propos de Florian
À l’époque de la disruption réticulaire et automatique, la nouvelle forme de barbarie induite par la perte du sentiment d’exister ne concerne plus seulement des individus isolés et suicidaires. La perte du sentiment d’exister, la perte de la possibilité d’exprimer sa volonté, la perte corrélative de toute raison de vivre et la perte consécutive de la raison comme telle, perte glorifiée par Chris Anderson comme « fin de la théorie », sont ce qui frappe désormais des groupes entiers et des pays entiers – et c’est pourquoi les extrêmes droites montent partout dans le monde, et singulièrement en Europe. Mais aussi, et surtout, ces pertes frappent une génération entière : celle de Florian. Florian pense que sa génération est la dernière « ou une des dernières générations avant la fin ». Dans le langage de la phénoménologie, et en repassant par des questions issues de l’analytique existentiale de Martin Heidegger, nous devrions dire que, pour Florian, il n’y a pas de protention collective positivement possible : il n’y a pas d’autre protention que la fin de toute protention, c’est-à-dire de tout rêve et de toute possibilité de réaliser un rêve. La vision du monde de Florian et donc de son avenir est soumise en totalité à une protention absolument négative : la disparition du genre humain en totalité.
Bernard Stiegler relate dans ce livre des propos du jeune Florian, 15 ans (comme Justin P. au moment de son passage à l'acte), qui affirme ne plus avoir la possibilité, avec sa génération, de rêver de fonder une famille, d'avoir des idéaux, des aspirations de métier, convaincu de vivre à la fin de l'histoire de l'humanité. Si Florian n'est, lui, pas passé à l'acte de manière meurtrière, il n'en reste pas moins que sa démoralisation fait écho à celle de Justin P. : résignation de ne plus avoir aucun rêve possible, face à la destruction contemporaine du vivant, à laquelle il ajoute celle du psychisme et du lien social. D'une certaine manière, Justin P. a poussé plus loin l'absolutisme du désespoir de Florian, avec la vision d'un avenir entièrement fermé, de possibilités présentes surdéterminées, et d'un passé essentiellement violent. Dans une telle conception totalisante de l'histoire, d'un absolutisme sans échappatoire, comment en effet ne pas s'en remettre à la misanthropie et à l'attrait pour le néant, la mort ?
3. À propos de Patricia et Emmanuel Cartier qui, en 2005, ont injecté délibérément de l'insuline dans les veines de leurs enfants et dans les leurs, ce qui tua l'une de leurs filles
[...] c'est l'hypermarché, caractéristique de l'époque hyperindustrielle, où les marchandises, gérées just in time par le code-barres, et les acheteurs, dotés de cartes de crédit à débit différé, deviennent commensurables. Telle est la Zone d'activité commerciale (ZAC) des hypermarchés de Saint-Maximin, non loin de Creil, construite par la société Eiffage - qui vient d'acheter une des sociétés d'autoroutes récemment privatisée par le gouvernement français -, une ZAC où Patricia et Emmanuel Cartier allaient passer leurs samedis après-midi avec leurs cinq enfants. Jusqu'au jour où, en août 2002, ils finirent par décider de tuer ces enfants, pour les conduire, expliqua leur père, vers une « vie meilleure » - une vie après la mort, une vie après cette vie qui n'était plus faite que de désespoir, si désespérante qu'elle poussa ces parents à injecter à leurs enfants des doses mortelles d'insuline. [...] Cela signifie-t-il que ces parents n'aimaient pas leurs enfants ? Rien n'est moins sûr. Sauf à dire que tout était fait pour qu'ils ne puissent plus les aimer - s'il est vrai qu'aimer, qui n'est pas synonyme d'acheter - bien que les hypermarchés veuillent faire croire à leurs acheteurs que si j'aime, j'achète, et que je n'aime que dans la mesure où j'achète, et que tout s'achète et se vend -, aimer, donc, n'est pas qu'un sentiment : c'est un rapport, une façon d'être et de vivre avec l'être aimé, et pour lui. Aimer est la forme la plus exquise du savoir-vivre. Or, c'est un tel rapport exquis que l'organisation marchande de la vie a détruit dans la famille Cartier. [...] Notre époque ne s'aime pas. Et un monde qui ne s'aime pas est un monde qui ne croit pas au monde : on ne peut croire qu'en ce que l'on aime. C'est ce qui rend l'atmosphère de ce monde si lourde, étouffante et angoissante. Le monde de l'hypermarché, qui est la réalité effective de l'époque hyperindustrielle, est, en tant qu'ensemble de machines à calculer et de caisses à code-barres, où aimer doit devenir synonyme d'acheter, un monde où l'on n'aime pas. M. et Mme Cartier pensaient que leurs enfants seraient plus heureux s'ils leur achetaient des consoles de jeux et des téléviseurs. Or, plus ils leur en achetaient, et moins eux et leurs enfants étaient heureux, et plus ils avaient besoin d'acheter encore et toujours davantage, et plus ils perdaient le sens même de ce qu'il en est de l'amour filial et familial : plus ils étaient désaffectés par le poison de l'hyperconsommation. Depuis 1989 où ils s'étaient mariés et avaient fondé cette famille, on leur avait inculqué, pour leur malheur, qu'une bonne famille, une famille normale, c'est une famille qui consomme, et que là est le bonheur. Les parents Cartier, qui ont été condamnés à dix et quinze ans de prison, sont au moins autant des victimes que des bourreaux : ils ont été victimes du désespoir ordinaire du consommateur intoxiqué qui, tout à coup, ici, passe à l'acte, et à cet acte terrifiant qu'est l'infanticide, parce que le rattrape la misère économique qu'engendre aussi la misère symbolique. Il ne fait à mes yeux aucun doute que s'il est vrai que l'on devait les condamner, un tel jugement, qui doit précisément analyser et détailler les circonstances atténuantes du crime, ne peut être juste que pour autant qu'il condamne aussi, et peut-être surtout, l'organisation sociale qui a pu conduire à une telle déchéance. Car une telle organisation est celle d'une société elle-même infanticide - une société où l'enfance est en quelque sorte tuée dans l'œuf.
Esprits autoritaires et impuissants
Pour mieux comprendre la cruauté à laquelle s'est livré Justin P., essayons, dans la lignée d'Erich Fromm (La peur de la liberté, 1941), de fournir une analyse non essentialisante de la pulsion de mort, et de dépasser sa conception freudienne, qui reste globalement impuissante pour la prévenir ou la soigner. Comme l'écrit Fromm :
Les plus belles et les plus laides inclinations de l'homme ne font pas partie d'une nature humaine fixée et biologiquement donnée, mais elles résultent du processus social qui crée l'homme. En d'autres termes, la société n'a pas seulement une fonction de refoulement [comme l'estimait Freud], elle a également une fonction créative. La nature de l'homme, ses passions, ses angoisses, sont un produit culturel (p. 18).
À partir d'une telle conception culturelle de la violence, il nous est possible de ne pas rester sidérés et impuissants face à des actes d'extrême brutalité, comme celui commis par le jeune Justin, mais d'interroger ce qui les a alimentés et confortés. En d'autres termes, nous pouvons passer d'une « naturalisation » ou « psychiatrisation » de la violence, à une interrogation politique de ce qui la génère et l'entretient, y compris comme masculinisme8 et néo-libéralisme9.
Pour Fromm, « la destructivité est la conséquence d'une vie non vécue. Les conditions sociales et individuelles qui font que la suppression de la vie produit la passion pour la destruction forment le réservoir où se nourrissent les tendances hostiles particulières, que ce soit contre les autres ou contre soi-même » (p. 164). Ces analyses, écrites au coeur de la Seconde Guerre mondiale, ne nous semblent pas prendre une ride pour continuer à essayer de comprendre les sources de la violence et des pulsions autoritaires. De nos jours, un ancien conservatisme relevé par Fromm, et qui ne dit pas son nom, semble traverser à nouveau le corps social. Comme il le souligne, l'un des pères idéologiques du nazisme, Moeller van der Bruck, a écrit que « le conservateur croit plutôt en la catastrophe, en l'impuissance de l'homme à l'éviter, dans sa nécessité et dans la terrible déception de l'optimiste séduit » (p. 154). D'une manière fort similaire aux années 30-40, pour le « caractère autoritaire » (comme Fromm l'appelait), « les forces qui déterminent directement sa propre vie ainsi que celles qui semblent déterminer la vie en général sont ressenties comme un destin immuable » (p. 153). Un tel « caractère » semble s'appliquer à Justin P., dont les fascinations pour le Troisième Reich et le discours nazi semblent « enracinées dans un désespoir extrême, dans la totale absence de foi » (p. 155).
Il faudrait reprendre ce qu'Erich Fromm écrivait dans son style et dans son temps, pour comprendre la résurgence de l'inclination fasciste, aujourd'hui :
L'idéologie et la pratique nazies satisfaisaient le désir qui découle de la structure de caractère d'une partie de la population et donnait la direction et l'orientation à ceux qui, bien qu'ils n'apprécient pas la domination et la soumission, étaient résignés et avaient abandonné la foi dans la vie, dans leurs propres décisions, dans toute chose. Je ne sais si ces réflexions permettent de pronostiquer l'avenir du nazisme; je ne pense pas être qualifié pour faire ce genre de prédictions. Cependant, quelques points - comme ceux qui dérivent des prémices psychologiques dont nous avons parlé - mériteraient d'être relevés. Le nazisme ne serait-il pas un moyen de satisfaire les besoins émotionnels de la population étant donné les conditions psychologiques ? Cette fonction psychologique ne serait-elle pas un facteur de stabilité de plus en plus grande du nazisme ? (p. 210).
Le freudo-marxisme, courant de pensée qui entendait réconcilier la lutte matérielle et infrastructurelle des classes avec l'émancipation psychique et affective des individus - courant dans lequel s'inscrivait pleinement Fromm -, avait le mérite de creuser les liens entre désir des sujets et champ politique, enquête qui fut ensuite poursuivie par Hélène Cixous et Félix Guattari (en développant une critique de Freud) ainsi que par Bernard Stiegler, Frédéric Lordon et bien d'autres. Malgré ces tentatives philosophiques, il semble toujours fort délicat d'articuler les dimensions psychiques et collectives dans notre compréhension de l'actualité - ainsi que dans notre tentative de faire émerger un monde en commun (quelle que soit l'échelle de ce « monde ») - alors même que le capitalisme computationnel actuel s'étend plus que jamais aux dimensions psychiques, cognitives et affectives du corps social.
Marges d'altérité
Dans Dans la disruption : comment ne pas devenir fou ?, Stiegler « confesse » être « très déprimé », et soutient que « dans l’épreuve du désespoir absolu [...] une conclusion paraît s’imposer : seul un miracle permettrait de surmonter l’absence d’époque où le nihilisme nous a conduits ». Nous pourrions ici critiquer un certain absolutisme auquel Stiegler n'échappait pas, contribuant à le conduire dans le trou noir contre lequel il mettait pourtant toute son énergie et ses forces. Si nous ne pouvons attendre un miracle, nous ne pouvons pas non plus œuvrer à un miracle - c'est pour un autre type d'œuvre que nous pourrions placer nos forces, et ce qui reste de nos temps disponibles. Parce que fixer le regard sur l'horizon de la catastrophe, quasi-inévitable, ne laisse que bien peu de place à des motifs de vivre, que nous devons et pouvons, entre générations, apprendre à constituer au sein même de cet horizon de la catastrophe. C'est dans cette optique que dans L'énergie du désespoir. Ou d'une poétique continuée par tous les moyens, Michel Deguy, membre fondateur de l'AAGT, conçoit une autre mobilisation possible, une fois débarrassé de l'espoir transcendant : si l'on ne peut ni se tourner vers le passé, ni vers l'avenir, « il ne reste plus qu'un vaste présent à habiter et à faire nôtre, avec la conscience aiguë de notre responsabilité, et un sens profond de la dignité du présent », comme le synthétise Antoine Daer dans une chronique pour Blast.
Voici ce que nous aimerions porter, plus largement qu'à Épokhè (héritière d'Ars Industrialis, et portée par certain·e·s d'entre nous) : la possibilité de bords ou de marges existentielles, comme les concevait Bernard Stiegler dans ses derniers mois10, qui diffèrent du centre, sans pour autant s'envisager « en dehors » du monde ni de l'histoire partagée. Comme le dit aussi Didi-Huberman dans La survivance des lucioles, plutôt que de ne voir que du tout, comme le fait Justin P., nous pouvons « voir l’espace, fut-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé – des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout » (p. 36). Car « il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête des lucioles » (p. 41) - lucioles que Pasolini a perdues de vue vers la fin de sa vie, en estimant dans un article intitulé « Acculturazione et acculturazione » (1973) que « l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée » (Écrits corsaires, p. 49).
Envers le discours absolutisant de Pasolini, et de ceux qui trament l'espace critique contemporain - et avec tout le respect qu'on leur doit, de regarder en face comme ils le font, le trou noir contemporain - nous estimons avec Didi-Huberman que nous pourrions « opposer à ce désespoir ‘éclairé’ que la danse vivante des lucioles s’effectue justement au cœur des ténèbres. Et que ce n’est rien d’autre qu’une danse du désir formant une communauté » (p. 46). À rebours de l'absolutisme qui nous semble ressortir de ce que l'on sait du manifeste de Justin P., nous pourrions mobiliser son image des lucioles comme « communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle » (p. 133).
D'autre part, il y a urgence à sortir de la normopathie contemporaine, hyperstandardisante dans les comportements autorisés - normopathie qui se retrouve bien sûr de manière d'autant plus violente chez les adolescent.e.s, qui marginalisent d'autant plus les personnes « bizarres » comme Justin . Il y a une violence discrète qui ne relève pas forcément du harcèlement éclatant et visible, mais plutôt d'une injonction silencieuse à bien fit dans une boîte étriquée de ce qui est « likable » ou non, et de ne pas en déborder. Ce qui est, d'ailleurs, bien dommage pour un groupe ou une communauté, qui en perd la fonction primordiale de « l'idiot du village » (ce qui nous rend peut-être toutes et tous d'autant plus frappés d'idiotie, sans le savoir !).
Nous pourrions au contraire travailler à la création d'espaces tiers, y compris en ligne, où le « je » et le « tu » peuvent donner lieu à un « nous », plutôt que d'être réduits à l'uniformité sans désir du « on ». S'il y a encore 10-20 ans, les jeux vidéo pouvaient offrir davantage une marge d'insertion communautaire salvatrice pour les adolescent·e·s désaffecté·e·s11, l'exploitation marketing des espaces numériques comme nouvelles places commerciales, détourne les fonctions du jeu vidéo en produits de consommation en ligne via des flux addictifs qui tendent à accentuer l'isolement et l'indifférence - il ne s'agit plus de se retrouver (quelque chose qui se fait souvent avec d'autres), mais plutôt de « passer le temps », dans tout ce qu'il a d'insensé. Il manque cruellement de véritables espaces de « jeu12 » et de médiation pour les jeunes et moins jeunes adultes - lieux qui ne doivent pas s'inscrire dans une simple logique de divertissement ou de consommation, et qui doivent refuser que des membres se sentent « perdus », de par leur différence ; lieux qui cultivent donc plutôt la créativité individuelle et collective, ainsi que la reconnaissance intersubjective. Avec les horreurs qui nous attendent encore et la désaffection que notre société capitaliste et patriarcale couve, c'est bien de ces lieux, peu spectaculaires et hors des projecteurs médiatiques, dont nous avons probablement le plus besoin.
Épilogue
Réflexion synthétisée et rédigée par Victor Chaix à partir d'une proposition et d'une idée de Riwad Salim, avec ses apports et ceux de Somhack Limphakdy, ainsi que les relectures et remarques attentionnées d'Emma Biscarros et Amélie Gregorio. Nous invitons celles et ceux qui ont un point de vue divergent ou aimeraient apporter des éléments complémentaires de réflexion à venir en échanger avec nous via l'adresse de contact epokhe-contact@protonmail.com, voire même à proposer une contribution en réponse à ce texte aux cahiersdu.net ! En publiant cet écrit sur les cahiersdu.net, nous entendons prolonger la discussion qui l'a fait naître et qui l'a accompagné, en vue de contribuer à un web qui appuie la pensée et pansée collective de ces questions difficiles, de ces actualités sensibles. Nous souhaitons aussi contribuer à encourager d'autres Justin ou Florian à faire entendre leur désarroi et à mieux le faire « nôtre ».
Références bibliographiques
Deguy, Michel. 1998. L’Énergie du désespoir ou D’une poétique continuée par tous les moyens. S.l.: Presses universitaires de France.
Didi-Huberman, Georges. 2009. Survivance des lucioles. Paris: MINUIT.
Fromm, Erich, Lucie Erhardt, et Séverine Mayol. 2021. La peur de la liberté. 1er édition. Paris: Belles Lettres.
Guattari, Félix. 1989. Les Trois Ecologies. Éditions Galilées.
Lordon, Frédéric. 2015. Imperium. La Fabrique.
Pasolini, Pier Paolo, Aldo Tortorella, Alberto Moravia, Philippe Gavi, Robert Maggiori, et Philippe Guilhon. 2018. Ecrits corsaires. Paris: FLAMMARION.
Stiegler, Bernard. 2003. Aimer, s’aimer, nous aimer. Paris: GALILEE.
Stiegler, Bernard. 2006. Mécréance et discrédit 2. Paris: GALILEE.
Stiegler, Bernard. 2018. Dans la disruption: Comment ne pas devenir fou ? Arles: Babel.
Stiegler, Bernard, et Victor Petit. 2013. Pharmacologie du Front national: suivi du vocabulaire d’ars indistrualis. Paris: Flammarion.
- Voir https://www.info.gouv.fr/actualite/attaque-au-couteau-dans-un-lycee-a-nantes-declaration-du-premier-ministre↩ 
- Comme l'ont aussi fait ce collectif de pédopsychiatres sur leur blog du Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/dr-bb/blog/180625/ubuesque-1-violence-des-mineurs-ou-contre-les-mineurs↩ 
- Voir https://www.ouest-france.fr/faits-divers/violences/rapport-sur-les-armes-blanches-chez-les-mineurs-remis-a-francois-bayrou-que-contient-il-d42beb1e-3c63-11f0-b71a-e87c40f434be.↩ 
- Approche répressive et punitive critiquée de manière très intéressante par Geoffroy de Lagasnerie dans ses derniers travaux - voir https://youtube.com/watch?v=_CNImki736g&si=d_Dsf-MaEY6y25_r↩ 
- Pour Stiegler, être desaffecté n'est plus seulement ne plus pouvoir être touché affectivement mais aussi ne plus avoir d'affectation. C'est-à-dire que ce n'est pas seulement être insensible émotionellement, mais aussi ne plus savoir à quoi l'on sert : comme on parle d'un « bâtiment desaffecté ».↩ 
- Voir Le Monde, 'Après l’attaque au couteau de Nantes, l’intrigant « manifeste » de Justin P. et ses déclarations confuses en garde à vue : « J’étais dans un genre de rêve lucide »', par Anne-Hélène Dorison (Nantes, correspondance) et Soren Seelow, 25 avril 2025.↩ 
- Sur l'aspect politique des affects, voir Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, La fabrique éditions, 2015.↩ 
- Voir par exemple ce qu'en a dit un post Instagram de « Contre Attaque » : https://www.instagram.com/p/DLpKZm3NVGm/?igsh=dTk5cXE4dmJsenkw↩ 
- Voir cet entretien récent avec Barbara Stiegler sur la violence du néolibéralisme : https://youtu.be/W3YkmxBb4gw?si=gXFj8Twzx7RAgvsb↩ 
- Bernard Stiegler, note « économie, automatisation et énergie », envoyée par email le 11 mai 2020.↩ 
- Voir aussi la description de cette table ronde animée par Riwad Salim et organisée en collaboration avec Épokhè : https://enmi-conf.org/wp/enmi23/wp-content/uploads/sites/15/2023/10/Presentation-table-ronde.pdf↩ 
- Notamment dans le sens qu'en donne le psychanaliste Donald Winnicot dans Jeu et réalité, l'espace potentiel.↩